Cette histoire se passe il y a fort longtemps. Elle a déjà été publiée sur mon blog précédent. Je l’ai réédité et illustrée pour publication ici sur Substack.
La garde commence comme d’habitude. Une volée de blouses blanches s’agglutine devant le tableau listant les patients des soins intensifs. J’attends un collègue médecin pour prendre ses transmissions. Un jeune inconnu tourne en orbite autour de nous. Je l’invite a se présenter (grand défi pour les jeunes médecins de se présenter) : c’est l’Externe (=étudiant en médecine). Je lui indique que l’on finit les trans’ avant de retourner au bloc finir le programme opératoire. On conclue le relais par des informations sur les patients les plus chauds des étages. Il y a toujours de quoi faire dans les étages : souvent des broutilles où il faut simplement rassurer mais parfois des catastrophes en gestation. Les internes en première ligne le savent bien…
On arrive au bloc. Pas de gag, c’est long, mais ça se passe bien. On nous annonce une urgence : une montée de sonde urétérale aka sonde JJ. La forme en double J de ce tuyau qui draine les urines d’un rein vers la vessie en passant dans l’uretère donne l’abréviation qu’on utilise tout le temps : une JJ. C’est un peu curieux à cette heure-ci, mais bon pas de quoi fouetter un chat. L’interne est expérimentée, elle connait la boutique. Je négocie avec les infirmières de bloc l’ouverture d’une salle supplémentaire pour fluidifier le programme. Je prendrai en charge cette salle avec l’Externe. Pour cette montée de JJ, une sédation bien gérée est largement suffisante et à moindre risque pour le patient et pour nous. Malheureusement, il n’y a pas de seringue programmable dans cette salle, alors je pars chercher dans le bloc voisin d’un étage le matériel d’anesthésie pour faire une sédation à objectif de concentration.
De retour en salle, J’apprends deux trois trucs de base à l’Externe, je lui explique son rôle et on y va. La patiente est installée, on démarre l’intervention. Tout se déroule conformément à nos attentes. Je jette un œil à côté : tout se passe bien, le ventre se ferme et l’anesthésie passe en configuration réveil.
Notre patiente se réveille rapidement, merci le rémifentanil, on l’amène dans la salle de réveil et je la confie à l’infirmière d’astreinte. L’interne d’anesthésie a réveillé sa patiente de son côté et arrive en même temps que nous en SSPI. Parfait ! On va tous pouvoir aller manger ! Principe cardinal des gardes : manger dès qu’on peut. C’est un principe répété par les vieux sages. J’annonce que je rapporte le dispositif d’anesthésie intra-veineuse dans l’autre bloc où je l’avais subtilisé et que j’en profiterai pour attraper le repas que j’ai préparé. On convient de se rejoindre dans l’office du département d’anesthésie. Je range le matériel, attrape le poulet au curry et débarque à l’office. J’appelle notre collègue de réa qui rapplique assez vite. C’est un ultra des gardes, il connaît la musique, avec 12 à 15 gardes par mois il apprécie un repas alternatif ! L’interne d’anesthésie nous rejoint après son aérosol de nicotine. On dresse la table et je commence à réchauffer les plats. On s’interroge sur l’absence de l’Externe.
Le ventre gargouillant, je remonte au deuxième étage aux soins intensifs à la recherche d’une âme en peine. J’appelle son bip : rien. Ils ne le prennent jamais les bougres. Encore un étage pour remonter au bloc : personne ! Je redescends m’attendant à le retrouver avec mes collègues. Personne. Je demande à l’interne :
« – Tu sais ce qu’il fabrique l’Externe ?
– Non, j’sais pas il est descendu avec moi mais je l’ai perdu de vue lorsque je téléphonais en fumant ma clope
– ??? »
Notre collègue affamé de réa démarre le festin, en se disant que l’on peut « toujours commencer en l’attendant, ça le fera venir ! »
Résignés, on papote en dégustant le poulet au curry thaï. Je suis un grand adepte de l’amélioré en garde. C’est bon pour le moral et on gagne en convivialité. On ne voit pas le temps passer… et en sirotant le combo thé/café on se redemande quand même où est-ce qu’il a bien pu se réfugier.
L’anesthésiste de garde en réa -impassible- retourne veiller sur ses patients et on définit un plan pour retrouver l’Externe.
On se divise le travail de recherche en se partageant l’exploration des bureaux médicaux. Je repasse au bloc, je visualise le fait d’avoir jeter les toxiques dans la poubelle. De mauvaises pensées traversent forcément l’esprit. Déformation professionnelle, on pense rapidement au pire. Je me balade seul à travers deux étages de blocs fermés, la nuit, c’est l’automne et forcément, c’est glauque. Je retrouve mon interne aux soins intensifs, elle s’est baladée dans beaucoup d’endroits, notamment dans les bureaux des différents services de chirurgie à la recherche d’un indice. On passe et on appelle dans toutes les ailes de l’hôpital sans succès. Il existe une partie désaffectée dans l’hôpital. L’été c’est plutôt sympa, ça permet de crapahuter sur le toit de l’hosto pour profiter d’une vue panoramique sur la ville de Lille. Bon là, je ne me sens plus trop dans mon rôle en m’imaginant fouiller les escaliers délabrés…
On est vraiment perplexe. Allô la surveillante de garde, on a perdu l’Externe. Oui oui ! : on a perdu l’Externe. Rapide brainstorming : quel est son prénom déjà ? oups, gros malaise, on n’est même plus sûr de son identité. Il a prononcé du bout des lèvres à son arrivée et j’ai travaillé cinq minutes avec lui, je ne me souviens plus, la honte ! je pense à un nom mais j’hésite. On décide avec la surveillante de garde d’ouvrir le bureau universitaire afin de retrouver la liste de gardes des externes. Evidemment on ne la retrouvera pas. J’essaye de farfouiller sur les contacts Facebook des externes que je connais, un moment une suspicion sur une photo peu parlante… je laisse un message aux dirigeants de la Corpo que je connais encore, il me rappelle assez vite et me renvoie dans les 22 : je me trompe de bonhomme. On a un ersatz de listing de tous les étudiants de l’hôpital, autant fouiller une aiguille dans une botte de foin. Gros malaise. Avec la surveillante, on est bien ennuyé et on se dit qu’il faut essayer de comprendre, surtout en imaginant le pire. Le gars avait l’air « normal » pas atypique, pas le genre à se brûler les bouts de sein à la bougie… mais connaît-on les gens que l’on a croisé cinq minutes ? Allez, zou, appelle à la hiérarchie : Directeur de garde. Une disparition ? facile : ça relève de la Police Nationale, allez bon courage, bisou. On appelle en parallèle la sécurité de l’établissement et un veilleur de nuit viendra nous aider à chercher dans les services… C’est quand même moche, une garde qui démarrait bien, des patients cadrés aux soins intensifs, et bim le deus ex machina : le bordel à cause d’un membre de l’équipe !
Le duo policier débarque vers minuit à l’accueil de nuit de l’hôpital. Passons sur quelques aspects caricaturaux faciles… Je me présente un peu penaud au brigadier :
« -Bonsoir, je suis le médecin anesthésiste de garde.
– Enchanté, M Costaud, brigadier, bon qu’est-ce qui vous arrive ?
– Ben, euh, comment dire… … … on a perdu notre étudiant de garde !
– ???
– ben oui on a fait un bloc bla bla bla et puis pouf plus d’étudiant
– et vous êtes sûr que c’est un étudiant en Médecine ?
– ben non
– comment ça non ?
– bla bla sur les gardes, le fonctionnement hospitalier, etc.
– ok ok, bizarre la manière dont vous fonctionnez (peu rassuré sur l’hôpital)
– mouais, c’est comme ça !
– et rappelez moi son nom ?
– euh ben j’sais plus…
– ah ben bravo (hilare) »
On remonte au département d’anesthésie farfouiller dans le secrétariat universitaire. On fait les numéros de téléphone des externes les uns après les autres. Un nom me dit quand même quelque chose, je suis quasiment sûr que c’est lui. J’appelle, répondeur direct, pas de bol. J’essaye avec mon téléphone perso avec un numéro non masqué, idem. Je continue d’appeler les externes avec les policiers qui me regardent de travers. Je tombe sur des étudiants en soirée, complètement hilares, une autre complètement flippée, mais personne pour m’aider… Je rappelle le numéro qui appartient le plus probablement à notre Externe : ça sonne carrément en dérangement, bizarre.
Les policiers prennent ce nom sur lequel on a une suspicion, m’expliquent qu’ils vont essayer de trouver un numéro de téléphone fixe, un domicile, etc. Et m’invitent à les rappeler si j’ai du nouveau. On a vraiment perdu notre Externe.
On dort rarement bien en garde, surtout quand l’Externe a disparu.
Au réveil pas de miracle : pas de signes de vie de l’Externe. Les patients sont stables et les transmissions vite enchaînées. Je suis inquiet et il va falloir se décider à multiplier les pistes pour le trouver. On est samedi matin. J’ouvre mon téléphone et recherche le numéro du Doyen fraîchement élu dans mes contacts. Gros coup de bol, les élections viennent juste de se dérouler et j’ai ce numéro improbable dans mes contacts. En effet j’ai été sollicité à cause de mes liens historiques avec notre corpo d’étudiants.
Je sais qu’il y a ce matin une réunion pédagogique à la fac. Lorsque je lui explique que nous avons perdu l’externe de garde, il est surpris mais ne se démonte pas. Se doutant bien que je ne le dérangerais pas pour lui faire une petite blagounette, il me prend au sérieux et réflexe de médecin légiste il me dit qu’il va rapidement prévenir le légiste d’astreinte en cas de découverte macabre. Je déglutis péniblement. Ensuite, les réflexes simples reprennent le dessus, il m’explique qu’il ira vérifier son dossier à la scolarité pour obtenir ses coordonnées.
Je tourne en rond dans mon petit bureau. Dring. Le Doyen me rappelle. Je note le numéro de téléphone. Je redégaine mon portable. Je compose le numéro de sa mère et lui raconte n’importe quoi :
“ – Bonjour Madame, je suis un copain de votre fils, il devait me passer un cours vous pouvez lui dire de me rappeler SVP ?
– Pas de problème il devait venir manger chez moi ce midi, je lui transmets le mot.
– Merci beaucoup Madame.”
Je me dis alors que l’on se tient un tournant de notre affaire. S’il ne passe pas chez sa mère pour déjeuner un samedi midi, il se passerait alors vraiment quelque chose. Je retourne à m’baraque, ne pouvant guère faire plus et j’ai l’impression de sortir de la Twilight Zone en quittant la vie nocturne de l’hôpital.
En début d’après-midi un numéro inconnu sur mon portable, je décroche, c’est l’Externe. Alléluia, pas de témoignage au poste à venir pour un truc glauque, il va bien ! celui ci me raconte une histoire bizarroïde où il est sorti hier soir après le bloc avec l’interne et je ne sais par quelle circonvolution de pensée dadaïste il a décidé de retirer des sous. En bon guignol bien rôdé à la readiness attitude, well-preparedness et tout le toutim il se balade en blouse blanche, son portable collé sur l’oreille pour aller retirer du cash le vendredi soir au distributeur en face de la sortie de métro ! Il imaginait sans doute que j’allais lui facturer les trois grains de riz que j’avais préparé… Il m’a alors raconté qu’il s’est fait agresser, piquer ses sous et son portable. Dans la panique, il a filé se cloîtrer chez lui sans prévenir personne ! Bon plutôt content qu’il soit vivant, je n’imagine même pas l’engueuler et je lui raconte tout de même brièvement tout ce qui s’est passé depuis la veille. Il ne s’est vraiment pas rendu compte de ce qu’il a fait… (Magie de la mémoire, je me souviens des années après exactement où j’étais quand j’ai reçu son appel)
Je préviens alors les agents de police de cette résurrection, ils me trouvent trop naïfs mais ils préfèrent aussi cette issue. Moi je crois à son histoire car ça explique que l’on ait eu une première fois le répondeur puis ensuite le téléphone en dérangement (opposition ou destruction de la SIM ?)
Mon interne était complètement dingue quand je lui ai expliqué le dénouement.
Je n’ai jamais revu cet Externe… la légende dit qu’il est devenu médecin anesthésiste-réanimateur.
Salut Rémi. File-moi son nom , j’en connais quelques uns dans ce coin 😉 …
Belle narration. Félicitations.
il y avait donc déjà des portables avec carte sim à cette époque :)